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Salim Mokaddem

Entretien Le Grand Continent



Niger : le temps long d’un putsch, une conversation avec Salim Mokaddem, conseiller du président Bazoum.


SALIM MOKADDEM — « La réponse qui sera apportée au Niger fera école pour la paix dans le monde et l’avenir démocratique en Afrique. »


Dans un entretien fleuve, le philosophe Salim Mokaddem, l'un des principaux conseillers du président nigérien séquestré par la junte, revient sur les causes sociopolitiques au cœur de l’embrasement au Niger. Pour lui, la résolution de cette crise multiple sera déterminante pour une Afrique qui s’enlise dans une nouvelle forme de guerre étendue.


Pourriez-vous nous livrer votre analyse des raisons profondes de ce qui se joue à Niamey et au Niger depuis le 26 juillet ?


Dans la lignée de la méthode de l’École des Annales, je voudrais commencer par prendre en compte le contexte et la situation objective avant d’aller directement dans la lecture immédiate, et donc nécessairement tronquée, des événements particuliers qui se sont passés au Niger le 26 juillet 2023. Car lorsqu’on raconte un fait, l’on se place d’emblée dans une narration, une fiction, une représentation, qui peut donner une interprétation partielle, partiale, incomplète, ou pire produire un effet de sens qui occulte la vérité du fait. Pour éviter ce biais cognitif, il faut corréler les faits à d’autres grands événements, à une autre chronologie, à une autre territorialité sémantique que celle d’un narratif isolé, pour pouvoir comprendre ce qu’est le Niger, ce qu’il était devenu, avant le putsch du 26 juillet 2023, et saisir la logique de l’événement pour le qualifier ensuite dans ce moment de son histoire. Dans un second temps seulement, nous pourrons alors nous interroger sur son devenir et son avenir.


Le Niger est un pays de plus de 25 millions d’habitants, qui s’étend sur 1 300 000 kilomètres carrés. C’est un pays enclavé, semi-désertique avec une bande fertile mais extrêmement fragile le long de la frontière du Nigéria, du fait du réchauffement climatique et du stress hydrique. Le taux de fécondité est de sept enfants par femme, ce qui nous donne une croissance démographique d’environ 3,5 % par an. 50 % de la population a moins de quinze ans et le PIB par habitant est d’environ deux dollars. Si 80 % de la population est rurale, il y a des densités urbaines très fortes, notamment à Niamey, Zinder, Agadez, Konni, Doutchi, mais aussi à Aguié, Tanout, Maradi, Myrriah, Matamé, et dans les toutes les autres capitales régionales… Le Niger est bordé par le Tchad, la Centrafrique, le Nigeria, la zone des trois frontières, le Bénin, le Burkina Faso, le Mali et l’Algérie avec laquelle le Niger partage plus de 1000 kilomètres de frontières. D’où le rôle important qu’elle joue dans les négociations actuelles, les exemples libyens et syriens étant tout à fait édifiants pour la politique algérienne, outre la question épineuse de l’immigration subsaharienne. Le Niger fait partie d’une aire économique ayant une unité économique et monétaire (UEMOA), et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) qui joue un rôle important notamment dans les actuelles sanctions économiques, techniques, financières et peut-être militaires, à l’encontre de la junte nigérienne. La CEDEAO vient d’ailleurs d’exclure le Niger de son board.


Au-delà de ces données, quels sont les points aveugles à prendre en compte ?


Un élément essentiel passe souvent sous les radars : le taux d’analphabétisme considérable au Niger. C’est une donnée très importante pour comprendre la manière dont les populations reçoivent les événements. Je ne parle jamais d’« élite » politique parce que c’est un terme dangereux, ambigu, polysémique, mais, disons que les personnes alphabétisées et diplômées — à l’époque coloniale, on les indexait comme étant « évoluées », ce qui en dit long sur l’ethnocentrisme occidental — vivent des relations népotistes avec, sociologiquement, les populations des Régions dont elles sont issues — qu’on a coutume d’appeler « ethnies ». Le terme d’ethnie, qui est maladroit, vient de l’anthropologie des années 1950, de Lévi-Brühl, reprise par les disciples de Mauss et Durkheim, et il est historiquement marqué du sceau d’une science coloniale, d’une « bibliothèque coloniale », comme disent certains quand ils veulent faire savant, qui avait tendance à découper les populations selon des naturalités ou des essences qui seraient celles du Peuhl, de l’Haoussa, du Songhaï, du Kanouri, etc. Or au Niger, il n’y a jamais vraiment eu de conflits ethniques — confondus avec les conflits de fonctions surdéterminés par des cultures identitaires — du fait des particularités des mariages croisés et des cousinages à plaisanterie dont je vous épargne ici les logiques de composition extrêmement complexes. Les cousinages à plaisanterie permettent de convertir des conflits guerriers en moqueries plus ou moins sardoniques sublimant les polémiques et les rapports de force entre chefferies, villages, familles, etc.


Je serai très nominaliste : le putsch au Niger n’est pas un coup d’État.

Les conflits ethniques, quand ils sont là, masquent souvent d’autres causes moins « essentialistes ». Il y a en effet des conflits territoriaux entre nomades et agriculteurs, concernant la répartition de l’eau, la répartition des pâturages, des chemins de passages, mais tout aussi bien du budget de l’État, de la distribution des biens, comme l’installation territoriale des infrastructures, la construction des routes ou d’écoles, les communautés administratives locales… La question de la distribution des biens publics dans la République nigérienne était souvent à l’origine des rébellions des irrédentismes Touaregs dans les années 1990. Car les populations nomades, pastorales, vivent souvent en zone désertique, zone complexe, surdéterminée par l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS), mise en place par de Gaulle au sortir de la deuxième Guerre mondiale, et structurée encore actuellement par des codes juridiques, des codes territoriaux de déplacement des populations et des cheptels qui suivent, selon les moussons, selon la saison des pluies, les pâturages. Aussi, les nomades, nécessairement, avaient-ils des accords traditionnels avec les éleveurs sédentaires puisque les pâturages leurs donnaient de ce fait des engrais naturels. Mais de plus en plus, les cultures irriguées, les plantations, l’emportent sur les passages des nomades et de leurs troupeaux camelins, bovins, ovins, caprins.


De ce point de vue, économique, social et culturel, au sens fort du terme, il y a donc des facteurs de peuplement historique, des facteurs géographiques et des facteurs politiques à prendre en compte de façon très détaillée si l’on veut comprendre les réalités de la vie concrète, quotidienne, des populations sahéliennes. Celles-ci viennent d’une certaine manière exprimer tous ceux-là d’une façon ou d’une autre, plus ou moins cohérente, plus ou moins conflictuelle : des déterminations rationnelles qui expliquent les conflits entre nomades et agriculteurs, entre les membres organiques de la société civile.


Sur cette réalité plurielle et composite, comment survient l’événement du 26 juillet 2023 ?


Je serai ici très nominaliste : le putsch au Niger n’est pas un coup d’État.


Il n’y a aucun programme politique, aucune idéologie réclamée, pas de définition constitutionnelle revendiquée, aucune revendication politique sur les terres, la santé, la production, l’éducation, la sécurité, l’urbanisme, etc. Pour l’instant, à l’heure où nous parlons, il n’y a qu’un Président séquestré, avec sa famille, par sa Garde présidentielle, sensée le protéger de toute agression. La situation est celle-ci : nous sommes dans une suspension de constitutionnalité, dans un empêchement de la continuité républicaine, du fait d’une prise de pouvoir par les forces de défense et de sécurité mobilisées par la Garde présidentielle. Aussi sommes-nous dans l’anomie. C’est d’ailleurs ce que disent les chancelleries d’un commun accord, même si elles n’ont pas les mêmes politiques de résolution de la situation.


Qu’y a-t-il de fondamentalement nouveau dans cette situation ?


Au Niger, il y a eu cinq coups d’État auparavant dans un environnement où la Guinée-Bissau, le Burkina-Faso et le Mali ont aussi produit des coups d’État à répétition en 2020, 2021 et 2022.


Mais il ne faudrait pas ici tomber dans le piège de la facilité des mots. Chaque réalité — la réalité malienne, la réalité burkinabè — est différente. C’est pour cette raison qu’il est très difficile de suivre l’événement et de vouloir en donner tout de suite toute la vérité. Cela nous pose au fond la question de savoir si l’on peut avoir un regard métalinguistique ou épistémique sur l’événement qu’on regarde et si l’on peut parler en prétendant se placer à hauteur de la fameuse neutralité axiologique du sociologue Max Weber.


Ce préambule posé, il faut tout de même dire une chose : cet événement est anticonstitutionnel et il participe d’une prise de pouvoir anti-démocratique. Il s’agit à l’origine d’une contestation de départ en retraite d’un général, et du contrôle des fonds demandés par le Général Tiani qui semblaient démesurés et infondés aux yeux du Président légitime Mohamed Bazoum. Les États-Unis n’ont d’ailleurs pas qualifié l’événement de « coup d’Etat » au risque de devoir déménager leurs bases et de cesser toute coopération avec un pays ainsi qualifié d’anti-démocratique. On voit la sophistique d’une telle démarche.


Car il y a d’abord une séquestration par la Garde Présidentielle, toujours en cours, d’un Président, de son épouse, de leur fils — Président légitime car démocratiquement élu — pour des requêtes concernant des raisons professionnelles. L’intégrité physique du Président est menacée du fait de demandes statutaires non satisfaites, entre autres ; une bronca corporatiste s’est transformée en prise de pouvoir par une junte.


L’intégrité physique du Président est menacée du fait de demandes statutaires non satisfaites, entre autres ; une bronca corporatiste s’est transformée en prise de pouvoir par une junte.

Il y a ensuite une série d’éléments troublants dans la suite des négociations pour la libération de l’otage et du retour à l’ordre constitutionnel : la non réception de la secrétaire d’État américaine, la non réception de la délégation de la CEDEAO et de son Président, le report de l’ultimatum lancé par celle-ci… On a l’impression que personne ne veut nommer, que personne ne veut qualifier ce qui est en train de se passer — soit pour des raisons de crainte, soit pour des raisons de prudence, soit pour des raisons d’ignorance ou soit aussi parce qu’il y a un risque de contamination médiatique ou d’affolement des réseaux sociaux. Cet événement pourrait en effet être aliéné ou repris par des tiers dans d’autres discours. Il existe un risque qu’il échappe aux producteurs mêmes de l’action et à ceux qui subissent cette action. Il y a une suspension du temps politique ; d’où l’accélération de la mise en place de façon formelle d’un Gouvernement provisoire, avec un Premier ministre, Lamine Zeine, zindérois venu du Tchad par un avion privé, non officiel, affrété par l’actuel Président du Tchad…


À quoi pensez-vous précisément lorsque vous mentionnez ce risque ?


À la nouvelle réalité qu’institue cet événement dans le paysage nigérien et sahélien : le risque de confiscation ontologique de la réalité politique par la forme technologique que leur donnent les médias du fait qu’ils ont aujourd’hui, dans leur manière de présenter la facticité politique, une herméneutique convenue de ce qui s’est passé et de ce qui se passe. Car les faits sont têtus : on ne peut pas transformer la force en droit si on ne fabrique pas un mythe de légitimation de la violence originaire. Les militaires ont fait un coup d’État contre un Président démocratiquement élu : la politique sécuritaire dont ils avaient la charge est de leur fait, et l’état des finances du Niger vient aussi des budgets faramineux et des scandales d’État au sein du ministère de la Défense.


Est-ce ainsi que vous comprendriez l’attentisme de certains de vos alliés — comme la diplomatie américaine — qui ont surtout mis l’accent sur la demande de libération du Président Bazoum sans parler de coup d’État ?


C’est tout à fait cela. Il faut avoir un nominalisme de principe si on veut avoir un réalisme de compréhension. Et ce nominalisme de principe consiste à essayer de démêler des fils entrelacés de façon très complexe pour les raisons que j’ai évoquées. Mais il y a par ailleurs d’autres paramètres que je n’ai pas mentionnés : les paramètres religieux, terroristes, sociologiques, économiques, socio-historiques, politiques, et ceux liés à la richesse et à la pauvreté des Nations…


Nous vivons une situation absolument inédite. Cela semble difficile à croire puisque des coups d’États se sont aussi produits au Burkina, au Mali, et ce 30 août au Gabon — pour des raisons constitutionnelles liées au troisième mandat voulu par le fils d’Omar Bongo, Ali — ; mais, au Niger, l’intrication des acteurs et les décisions s’internationalisent très rapidement et on voit le risque de collapse juridico-institutionnel persister si la situation ne se normalise pas rapidement. Le temps de crise permet de lire l’événement en fonction des requêtes et des intérêts des acteurs locaux et supranationaux (CEDEAO, UA, UE, USA, Algérie, France). Comment rendre licite, légal, légitime, une prise de pouvoir illicite par séquestration et qui demeure malgré toutes les circonlocutions verbales basé sur la négation de la Constitution en vigueur ?


Au Niger, l’intrication des acteurs et les décisions s’internationalisent très rapidement et on voit le risque de collapse juridico-institutionnel persister si la situation ne se normalise pas rapidement.


Quelle ère ouvre alors selon vous cet événement ?


Une Troisième Guerre mondiale — informationnelle, esthétique, sonore et iconique — est en train de s’inscrire sur le territoire africain, dont l’affolement généralisé se manifestant dans les impuissances officielles est un symptôme. J’ai déjà écrit, presqu’un mois et demi avant le coup d’Etat, sur cette troisième guerre mondiale et la guerre informationnelle qu’elle induit en s’appuyant sur la communication et la formation de la doxa par des faits de propagande nouveaux — fermes à troll au Mali, fabrication de fake news. Ce qui aurait été caractérisé auparavant comme une opération de séquestration effectuée par les responsables de la Garde Présidentielle se retournant contre la personne qu’elle est censée protéger, est aujourd’hui pris très au sérieux : la rapide internationalisation du conflit en conflit régional, voir international, et l’immixtion de la guerre OTAN-Russie en Afrique. Le Président Bazoum est brave et courageux. Il ne peut pas signer une lettre de démission parce qu’il s’est engagé devant un peuple souverain, et devant Dieu, à faire respecter la volonté du peuple, la Constitution, l’État de droit et les souverainetés légitimes désignées par le vote et l’installation des grands corps de l’État. Je peux vous assurer qu’il ne signera pas sa démission car il a le sens historique de ses responsabilités et, patriote convaincu, il veut l’essor du Niger et non pas la régression économique et politique qu’occasionne cette séquestration. Son parcours est condensé dans ce refus qui cristallise un parcours et un style éthique de vie politique.










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