Quels sont les liens entre usages non critiques du numérique et déclin des libertés? En quoi les pathologies du monde virtuel et les addictions à l'immédiateté pulsionnelle entravent l'exercice concret de la laïcité? Quels sont les dangers du présentisme et de la "culture" numérique pour le rapport au monde, au soi, à l'autre?
Biarritz, samedi 27 novembre 2021
Paganisme et laïcité à l’ère de l’intelligence numérique
Les réseaux sociaux n’ont jamais été aussi fréquentés et utilisés, de façon très variés, mais contrôlés et canalisés par quelques propriétaires d’industries du numérique (dont les gafam) que depuis que la Covid-19 a confiné et arrêté le mouvement mondial des idées et des personnes dans le monde. Les différents médias classiques sont de plus en plus délaissés par les populations, toutes classes sociales et d’âges confondues, même si les usages sont à différencier selon les formations, les intelligences, les logiques d’action et les habitus (Bourdieu, 1970).
Il n’en reste pas moins que les mouvements de nihilisme, de contestation, de défiance, de sécession, de révolte ou d’affirmation positive, se démultiplient sur les réseaux internet via les applications, les sites dédiés, les messageries plus ou moins cryptées et que l’économie mondiale se destine de plus en plus à prendre en compte cette informatisation de l’information jusques et y compris dans les économies dites virtuelles et numériques (cryptomonnaies, bitcoins, etc.). Cependant, des postures, des propositions, des affirmations, des dogmes semblent aussi se constituer par ce biais : au nom de la liberté ou des libertés fondamentales, certains mouvements se radicalisent, tout en se réclamant de l’éveil (woke), du soin (care), de l’écologie (greenwashing) ou du bien-être (sophrologie, retour à la nature, Gaïa, etc.).
Une certaine irrationalité acritique, sans jugement ou non fondée sur des analyses rationnelles ou argumentées, affirme de façon très dogmatique et presque religieuse, des vérités considérées comme intouchables et des valeurs affirmées comme éternelles et inviolables, pour lesquelles on peut aller jusqu’à mourir. L’intransigeance et l’intolérance sont souvent alors inversement proportionnelles au degré de rationalité critique et de discussion logique des parties en présence.
On assiste alors à des formations de groupes ou de groupements idéologiques qui renforcent leur position par la pure affirmation collective de propositions clamées sans vérifications au préalable (arguments d’autorité) sans qu’elles soient validées par des processus logiques, rationnelles, critiques, permettant d’en établir la validité et la vérité et d’en éprouver la cohérence réelle et la pertinence historique ou sociale. De nouveaux dieux alors apparaissent : leur temple est TikTok ou Instagram ou Facebook, etc. : chacun y va de sa mythologie personnelle où l’insulte et le blocage tiennent lieu d’ordalies ou de preuves irréfutable du caractère sacré de ses idées, réduites à l’émotion ou à la passion d’opinions plus ou moins claires. Une véritable contagion émotionnelle (Wallon) tient alors lieu de discours raisonné et de « sésame » discursif ; un nouvel ordre du discours et du langage prend la forme d’une théologie de l’affirmation au nom d’une révélation sur la vérité de telle ou telle affirmation relayée sur des post ou « likés » des milliers de fois.
La répétition et la viralité de l’opinion déterminent ainsi sa vérité : la facticité vaut légitimité et la normalisation passe alors par la quantité de vue ou de postés sur la toile. Des « vérités », des « idoles », naissent par ce procédé de contagion et ces petits dieux lares ne sont plus interrogés sur leurs intentions, leur acte de naissance philosophique, leurs logiques et leur finalité. Le vu tient lieu de su et le posté vaut comme vérité officielle. D’où la question des fakes news et de la post vérité comme risques réels (et non plus virtuels) pour le lien social, l’ordre symbolique et les démocraties positives.
Il y a des manières d’être à soi, au monde, à l’autre qui sont induites par ces postures d’usagers du numérique qui entretiennent une façon de dogmatiser sur le monde, et permettent ainsi de dissoudre l’idée même de monde commun, en posant des propositions, des images, des propos, devenant des fictions dogmatiques valant de fait comme divinités intouchables et sacrées. Le numérique a des risques :
Présentisme structurel du fait de la donne technologique de l’instantanéité relative de la communication (qui supplante l’information),
absence de temporalité logique et de causalité discursive, ce qui provoque des dysfonctionnements cognitifs (amémorisation, difficulté dans le maniement de la fonction symbolique ou le jeu des abstractions cognitives – permutation, réversibilité, latéralisation, équivalence des volumes, des masses, des mesures, etc.-)
sentiment d’être en fusion avec un collectif qui rend asociable et apolitique
impression d’anonymat et de toute puissance développant les pulsions d’agressivité et de mort (Thanatopratique et thanatopolitique)
disruption d’avec le réel ambiant au risque d’une incapacité à supporter la contrainte et les normes sociales de la loi, de l’Autre
sublimation des réalités vécues, phénomène d’addiction et d’impulsion à l’acte de participation à la sphère du net et à des communautés ou tribus identitaires, troubles de la perception du monde et risque de psychoses sociales et perceptives
sentiment de toute puissance technique et technologique (faire la différence ici) liée à l’organisation de la diffusion immédiate et hyper- médiatique de toute impulsion ou représentation ou émotion,
mise à distance ontologique du Réel par l’abolition de l’historicité constitutive du sens et de la réalité humaine,
rupture de l’ordre symbolique, du lien social et de la nature du logos qui suppose l’autre comme présence à soi constructrice d’un monde de valeurs communes éprouvées dans la confrontation dialectique et critique avec sa réalité, son point de vue, ses arguments, ses vérités,
développement pathologique du sentiment narcissique et égocentré d’être (au et) le centre du monde : processus de psychologisation permanente et incapacité à se décentrer pour penser le monde et la réalité ambiante (parce que je le vaux bien, coach et bonheur personnel, ego surdimensionné ou éteint, etc.)
La laïcité est l’usage critique de la raison dans tous les domaines : un recul de la rationalisation du monde entraîne ipso facto un recul de la laïcité considérée comme l’exercice du jugement et une séparation des églises et de la chose politique considérée comme bien commun juridique, philosophique, éthique et politique. Car si le relativisme culturel est historique, i n’en est pas de même du relativisme sociologique : l’universel ne peut être dissous dans le subjectivisme de la passion ou la fusion dans le pulsionnel. Une théorie des valeurs suppose un humanisme de l’universel qui n’est pas de circonstance ou de relativité du point de vue ou de la doxa. C’est le message de Platon, des Lumières, de la sagesse africaine mais aussi de la science quand elle réfléchit sur elle-même et sur les conditions formelles de la production de ses connaissances et de ses vérités toujours liées à des axiomes, des conditions épistémologiques et, structurellement, conditionnées par des contextes axiomatiques déterminées. La vigilance critique consiste à penser la technologie numérique comme une volonté de savoir et de pouvoir incarnée dans des instruments techniques et des normes d’assujettissement des acteurs du réseau planétaire de transport, de transfert, et de contrôle des communications. Il est alors difficile de scinder la communication de l’information qui dépend de la manière dont on la transmet. Car la fascination pour l’immédiat et la croyance sans fondement ni vérification rationnelle met l’esprit de la laïcité en danger : l’opinion n’a pas raison parce qu’elle est majoritaire et puissante et puissamment relayée par les outils hyperprésents et présentistes de la communication. Elle devient affirmation vraie quand elle est fondée sur un raisonnement, prouvée par des rationalités, fussent-elles aléatoires et incertaines, et quand elle ouvre à l’Autre et à son accueil, à son hospitalité dans le discours et non pas à la fermeture dogmatique parce qu’il n’est pas du même groupe ou de la même chapelle que soi.
L’âge du numérique met en danger la démocratie délibérative et les fondations de la raison politique des Lumières qui consistaient selon la définition de Kant à se servir de son propre entendement, à oser penser par soi-même pour éviter les aliénation et les servitudes de soumission aux autorités quelles qu’elles soient.
Penser se fait en solitaire pour pouvoir rejoindre l’universel en chacun-e de nous qui rapproche notre intime et nos différences dans le sens commun de cette solitaire appropriation du sens du monde et de l’énigme de la vie.
Le plus éloigné est le plus proche, et le plus proche est le plus difficile à penser car il faut alors faire une conversion dans la Caverne de nos passions, de la lumière du Belvédère à celle plus intérieur de notre cheminement personnel, plus difficile et nullement écrit dans un réseau social. La laïcité permet et autorise ce cheminement en garantissant par le droit et la loi républicaine le droit le plus strict à penser par soi-même et à laisser les autres faire de même. En ce sens, nous sommes tous étrangers les un-es aux autres et semblables dans notre subjectivité en construction progressive.
La laïcité est une mise à distance de la transcendance ou du sacré dans l’immédiat et non pas une adhésion pulsionnelle et émotionnelle à des valeurs confondues avec des élans irréfléchis d’adhésion à des normes sans histoire, sans fondement, sans rationalité autre que le fait de les proclamer comme étant des valeurs en soi. En ce sens, le numérique produisant cette disparition du sens, de l’histoire, du symbolique peut entraîner l’esprit dans la confusion des sentiments et lui faire penser que le mouvement de son élan vital en lui correspond à celui d’une vérité hors de lui.
Salim Mokaddem, Philosophe, conseiller spécial du Président de la République du Niger, responsable de la cellule éducation de la Présidence.
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