Interview de Salim Mokaddem sur la désinformation
Dans le contexte d'insécurité actuel, depuis la mise entre parenthèses des institutions démocratiques au Mali et au Burkina Faso notamment, et l'intrusion de Wagner, l'on observe une « guérilla informationnelle » visant à fragiliser les autorités du Niger. Comment expliquez-vous cette situation quand on sait que le Niger s'en sort mieux que ses voisins dans la lutte contre le terrorisme ?
Il faut prendre les choses d’un peu plus haut que le simple factchecking, très à la mode de nos jours, du fait de la robotisation de l’information et de la communication, afin de mieux comprendre ce dont il s’agit dans les « fermes à troll » et la pro- pagation de fake news. Les guerres idéologiques de propagande ne datent pas d’aujourd’hui et Internet, ne l’oublions pas, est au départ une invention militaire. Ceci pour dire que les agences de presse et les sources humaines et technologiques d’information et de communications (SHTI) sont en train de réaliser le programme d’Edward Louis Bernays (1891-1995) ex- primé dans son livre « manifeste » : Propaganda, écrit en 1928 et dont le sous-titre est déjà tout un programme : Comment manipuler l’opinion en démocratie), d’une part, et que, par ailleurs, la mondialisation des biens et des services se déroule dans le monde numérique des algorithmes qui sont l’ADN des savoirs portés par les intelligences artificielles et leur application robotique. Chat-GPT n’est qu’une version parmi tant d’autres, grand public, de ce qui existe déjà depuis longtemps en matière de calculs formels et de narratifs algorithmiques. Je renvoie à mes travaux, déjà anciens, sur La Démocratie à l’ère du numérique (2019).
La guerre ou guérilla informationnelle est par essence base sur l’exploitation, dans tous le sens du concept, d’un ou de plusieurs langages, et requiert la présence (directe ou non) d’un ou de plusieurs transmetteurs, de récipiendaires plus ou moins informés, d’un contexte historique, de codes plus ou moins symboliques. Pour mémoire, rappelons qu’il y a une part de symbolique dans tout type de langage du fait de la prégnance de l’imagination et de l’imaginaire dans tous les échanges entre humains, même dans les interactions les plus triviales. Le langage n’est pas exempt de l’interprétation ; c’est souvent ce qui est à l’origine des erreurs en mathématiques (la compréhension biaisée des consignes) et des malentendus (biais cognitif). Ainsi, quand l’Union européenne parle d’Occident ou de civilisation, il n’est pas sûr que, par exemple, Poutine ou un politique sahélien ou asiatique, comprenne ou entende sémantiquement de la même façon tout ce que signifie le mot : Occident. Il en est de même pour beaucoup de familles de mots.
Le mot : argent, kudi, money, dinero, etc., ne signifie pas la même réalité, ne connote pas le même champ référentiel pour un haoussa ou pour un fonctionnaire de la Banque Mondiale et encore moins, si l’on veut être plus précis, entre un haoussa du Nord Nigeria et un haoussa de Doutchi.
Le mot : argent, kudi, money, dinero, etc., ne signifie pas la même réalité, ne connote pas le même champ référentiel pour un haoussa ou pour un fonctionnaire de la Banque Mondiale et encore moins, si l’on veut être plus précis, entre un haoussa du Nord Nigeria et un haoussa de Doutchi. Je suis toujours surpris de constater à quel point il est difficile pour des experts de sortir de leur langue imaginaire pour parler la langue référentielle de l’autre. Peut-être est-ce d’ailleurs, outre la visée cryptique et élitiste, pour cela que l’expertise a besoin de codes techniques pour éviter les écarts herméneutiques et les faux-sens, les non-sens, les absurdités ou les quiproquos. Ludwig Wittgenstein (1889-1951), autrichien comme Bernays (je ne pense pas que cela soit un hasard) - je ne suis pas sûr qu’il soit le mieux placé pour parler de la clarté de l’énoncé et de l’intention de l’énonciation, écrivait dans le Tractatus logico-philosophicus (1921) qu’il fallait nettoyer et comme dépoussiérer le langage pour lui retirer son ambiguïté presque structurelle, revenant ainsi à une sorte de nominalisme médiéval proche de Guillaume d’Occam. L’humanité a toujours rêvé d’un logos universel et unique, clair et universel, distinct et aussi codé qu’un langage symbolique, pour dominer les êtres, les choses, les passions, le monde. Mais, cela est impossible car la polysémie, la plurivocité, la différence git au cœur même du langage ; d’où la nécessité d’y prêter une attention toute particulière car il permet l’accès à la pensée et au réel lui-même. Bouleverser la nature du langage, pour lui faire dire ce qu’il ne dit pas ou ce qu’il ne peut pas dire, c’est ainsi s’assurer la maîtrise du signifiant et gouverner par un langage qui de- vient moins un langage interprétatif convoquant la pensée critique qu’un code visant de façon performative à engager des actions et des façons d’être ne passant pas par la pensée critique ou le jugement réfléchi. Ainsi, la bataille pour les signifiants-maître ou pour imposer un type de langage, vise à formater les esprits, à les assujettir, pour contraindre les volontés à un certain ordre du discours qui impose un type de vision du monde, de pensée, de logique, de façon d’être et de faire, bref, une discipline des corps et des esprits qui a pour but la soumission ou la démission des volontés.
On comprend alors mieux pourquoi le « soft power » qu’est la manipulation des éléments de langage est une façon de produire et de façonner l’opinion publique et d’agir de manière insidieuse et néanmoins directe sur la manière de vivre et d’agir des populations. C’est donc une arme de guerre jusque et y compris dans les sociétés civiles et au cœur du quotidien des Cités. Ce n’est pas un conflit des interprétations uniquement : c’est surtout une logique d’emprise et de manipulation qui a pour but de persuader et de convaincre que la vérité et le bien, le juste et le réel, sont du côté de celui qui use des signifiants-maîtres ou du langage dominant travaillé par des conflits de vision du monde et des politiques du sensible. La doxa est de ce fait manipulée par ces signifiants-maîtres. La doxa à laquelle on veut faire croire qu’elle est d’autant plus savante et intelligente qu’elle manie dans son quotidien le plus consumériste des objets à haute technologie ajoutée, ne voit pas ce qui se joue dans la façon dont elle exprime le monde ; en fait, cette doxa ne participe en rien à l’intelligence du process qui produit continûment l’habitus de sa passivité irréfléchie et incarnée dans l’acte de consommation de produits dits « intelligents » (smartphone, application, IA, etc.). Nous sommes pris de fait dans des sociétés post-industrialisées nihilistes et à fort idéaux ascétiques, pour parler comme Nietzsche, qui sont soumises au flux continu (main stream) des communications de surface (infobésité) et à des manipulations du langage le plus ordinaire. Pour pouvoir agir ainsi, il faut dissoudre la conscience historique des individus et produire des préjugés de masse : le présentisme, comme théorie de l’instantané cognitif et le relativisme nihiliste, le nihilisme et la pragmatique des codes d’énoncés et d’énonciationont produit ce monstre conceptuel de l’immédiateté comme vérité pour faire accepter, par ce tour de passe-passe sophistique, l’idée, si l’on peut dire, depost-vérité.
Fort de tout ce que je viens d’expliquer, on peut comprendre alors que le Niger n’échappe pas à cette guerre informationnelle et qu’il soit, lui aussi, englué, dans les courants de l’information continue sur, par, les réseaux sociaux. En effet, dans un contexte de conflit majeur entre les pays de l’UE ayant adhéré à l’Otan et la Russie, via l’Ukraine qui n’en peut mais, et dans la lutte effrénée, et maintenant déclarée, entre les USA et la Chine afin de garantir leur accès réciproque aux stocks mondiaux énergétiques, entre autres, mais aussi, dans un contexte de guerre financière à haute intensité (inflation liée au coût des transports et des carburants divers, surfacturation captive des armements par des secteurs industriels privés y compris dans les pays producteurs et vendeurs concernés, bascule des monnaies souveraines, etc.), il est clair que tous les pays de la planète sont impactés ou concernés par ces conflits de valeurs (sans mauvais jeu de mots) et ces surenchères commerciales.
La guerre d’informations, de communiqués, de fakenews, que certains pays veulent disséminer par les réseaux sociaux, entre autres, est une guerre virale de manipulation des consciences et des émotions. Ce qui est visé et voulu, c’est un rapport émotionnel au réel : il s’agit de produire des anxiétés, des sentiments d’instabilités, d’insécurité, de véhiculer sous un mode pathétique des fausses informations afin de fragiliser les consciences nationales et populaires, et produire des sentiments de peur de tous contre tous afin de dissoudre la société civile dans une multitude incohérente de peurs injustifiées et ainsi mieux agir sur le ciment social afin de déstabiliser le Niger.
Le Niger est doté d’une presse libre et la société civile prend la mesure du vrai et du faux par l’instruction et l’éducation ; vous comprendrez alors pourquoi il est important d’avoir de bons enseignant-e-s et des programmes d’éducation qui forment le jugement critique
Cependant, malgré ce qui est dit ici et là, le Niger est doté d’une presse libre et la société civile prend la mesure du vrai et du faux par l’instruction et l’éducation ; vous comprendrez alors pourquoi il est important d’avoir de bons enseignant-e-s et des programmes d’éducation qui forment le jugement critique et appellent les esprits à la vérification des sources, à la rationalité expérimentale, à l’usage de la preuve et de l’argument scientifique, à l’accès aux informations référencées et légitimes, au refus de l’immédiateté du présentisme pour penser et interpréter le monde.
On peut aussi ajouter que la guérilla informationnelle est d’autant plus âpre qu’elle affirme indirectement la faiblesse de ceux qui la manient : car elle ne sape que les États faibles et les sociétés civiles fragiles, et, surtout, elle indique que la parole tronquée ou doxique n’est plus que le refuge de celui qui ne peut pas agir pour changer les rapports de force dans le réel. En ce sens, le propagandiste ou l’acteur de la guérilla informationnelle trahit son manque de puissance et d’efficacité dans le rapport de force par une compensation idéologique qui s’apparente à une simulation de victoire. Je ne dis pas que cela n’a pas d’effets négatifs et disruptifs dans le monde ; on le voit partout sur la planète. Même les marchés financiers sont soumis au jeu de l’imaginaire et de l’émotion ; David Hume (1711-1776), en son temps avait déjà analysé cette passion de la raison économique dans un livre de 1759 toujours actuel : A Dissertation of the Passions. Et l’on sait bien qu’il faut un minimum de confiance entre les acteurs des jeux sociaux pour que justement les sociétés fonctionnent : je crois, pour ma part, aux effets boomerang dans ce style tactique de propagande de fausses informations. Tôt ou tard, l’émetteur aura sa source polluée à force de vouloir crier au loup. Car souvent, tel est pris qui croyait prendre : à force de dire tout et son contraire, le sentiment de vérité s’estompe et la confiance se perd dans celui qui est garant de la cohésion sociale et militaire. Le silence dans la communication n’est pas une faiblesse ; entre le secret du pouvoir et le bavardage des médias contraints à toujours « cuicuiter » (twitter) ou à toujours faire le bruit de fond (buzz) du monde, il y a une place pour la justesse dans la maîtrise juste des mots et la communication référencée et circonstanciée de l’information. Ne tombons pas dans le piège de l’imitation qui consiste à vouloir être plus woke que le monde digital de la guérilla communicationnelle : à force d’éduquer les peuples au maniement de la technè, et à l’interrogation sur les sources des notifications, il en ressort toujours des nouvelles Lumières. Faisons le pari de l’intelligence pour éviter d’être dans la surenchère de la propagande de masse. La guerre est là dans le monde : la façon de le pacifier est de ne pas céder à sa reproduction et à reprendre ses esprits en faisant de l’information ciblée. Les illettrés et les analphabètes ne sont pas nécessairement les plus dépourvus dans ce jeu de dupes. Je pense qu’il ne faut pas céder sur les éléments de langage et il ne faut pas que la pensée facile, le langage facile, les analyses faciles, bâclées, se fassent passer pour ce qu’elles ne sont pas. Pour cela, la presse publique, nationale et internationale, les médias, publics et privés, ont un rôle à jouer pour consolider la démocratie, édifier les peuples et continuer à maintenir une certaine exigence critique, à entretenir des niveaux de débats, à provoquer la réflexion dans le tissu social et politique, et à ne pas mettre de tensions binaires inutiles car dogmatiques et improductives dans l’espace public. La presse, les médias doivent parler juste sans tomber dans le langage convenu des opinions présentistes.
Nous savons que des citoyens éduqués et bien informés, via des médias non censurés, seront toujours, par définition, moins sensibles à la guérilla informationnelle présente chez nos voisins.
Le Niger s’en sort mieux en matière de défense et de sécurité actuellement que ses voisins, et non pas uniquement d’un point de vue purement sécuritaire : les choix en matière de développement économique, l’attention mise par le programme de Renaissance III à développer l’éducation universelle, et, élément important au vu de ce qui se passe dans la sous-région, le respect constant par le Gouvernement et le Président de la République des libertés publiques sont véritablement les gages et les signes probant d’un bon fonctionnement étatique et démocratique. Enfin, nous savons que des citoyens éduqués et bien informés, via des médias non censurés, seront toujours, par définition, moins sensibles à la guérilla informationnelle présente chez nos voisins. L’éthique du langage et la déontologie en matière professionnelle sont des postulats requis pour persévérer dans la justesse des analyses et la pertinence des actes qu’ils accompagnent.
Aujourd'hui au Mali et au Burkina, il n'y a pas de sécurité et les libertés publiques sont menacées. N'est-ce pas que ces pays font face aux limites objectives du populisme des capitaines aux commandes ?
Je pense que les coups d’Etat sont des pièges politiques et existentiels, aujourd’hui, pour ceux qui les fomentent : cette stratégie éculée ne peut pas avoir de sens dans des « sociétés ouvertes », pour parler comme l’épistémologue Karl Popper (1902-1994), lui aussi autrichien dans son maître ouvrage : Open Society and its Ennemies datant de 1945 : la démocratie est un horizon politique indépassable pour notre temps. Je ne suis pas naïf et je ne suis pas en train de dire que ce monde est parfait, loin de là ! Mais les idées régulatrices de la politique en Afrique (et ailleurs !) ne relèvent pas de la croyance en un Parti militarisé prenant les rênes du pays pour l’amener au développement harmonieux et parfait : les régimes militaires ont été des freins à l’essor économique et social dans tous les continents et quelle que soit la forme qu’ils aient prise. Cela est documenté et référencé ; les rapports d’expertise financière révèlent que les sociétés fermées, les sociétés militarisées à outrance (captant les marchés publics et privés) détruisent leur « caste » et se ferment aux innovations techniques et entrepreneuriales. Comprenez bien : les militaires sont sou- vent des gens sérieux et consciencieux dans leur volonté patriotique et nationaliste. On en a des exemples de par le monde ; cependant, la formation technique pour gérer des patrimoines immobiliers, industriels, produire des projets urbains, architecturaux, agro industriels, former des enseignants, comprendre les infrastructures du monde des affaires et leur logique propre, connaître l’état du monde dans tous les secteurs hors des secteurs de la sécurité et de la défense, être réactif dans le jeu complexe des nouvelles économies, etc., toutes ces actions requièrent des compétences spécifiques que ne peut pas acquérir structurellement, sauf exception, un militaire. Il y a évidemment des exceptions à cela : le génie militaire travaille en effet ans tous les domaines de la vie scientifique, technique, publique et administrative. On l’a vu pendant la dernière pandémie de la Covid- 19 ; et si Napoléon crée des Grandes Écoles et des grands corps dans l’Etat, c’est aussi pour qu’un officier soit capable de construire des infrastructures, de gérer des territoires, d’administrer des économies régionales et de structurer des espaces sociaux.
La réforme qu’il mena avec génie du Code civil français en fut un exemple, non moins que la création des Lycées d’Etat et des Grandes Écoles. Auparavant, Alexandre avait bien compris le rôle de la philosophie, des sciences (savoirs, connaissances, techniques et technologies) pour conquérir et développer des Cités, des pays, des continents, des mondes multiculturels. Son précepteur et ami, Aristote, était un grand penseur politique fondateur autant que Platon de la raison de l’action publique et de l’intelligence dans le gouvernement des hommes et des territoires. Aujourd’hui, aucune armée moderne ne peut se passer de l’intelligence civile et du rôle participatif des acteurs du monde scientifique, universitaire, privé. Les limites de la gouvernance militaire du politique sont liées structurellement à son ordre, au sens mathématique, à sa discipline, à son fonctionnement intrinsèque : son rôle, ses fins, sont de protection, de défense, de sécurisation, de renseignement, d’opérations extérieures, d’assistances techniques dans le cadre de missions internationales sous mandat juridique supranational (UA, ONU, entre autres) et, éventuellement, de riposte proportionnée et proportionnelle sur des territoires extranationaux. La non séparation des pouvoirs, le caractère endogamique des recrutements internes, la culture autocratique de la discipline militaire, font que les sociétés gouvernées par des hommes du rang sont nécessairement des sociétés closes et peu propices à inclure de manière démocratique des acteurs non désignés par une hiérarchie structurée autour du respect de l’ordre et de la discipline ; dans ces cadres formels, l’esprit critique, l’innovation, la prise de décision, l’ouverture à l’altérité, peuvent mettre en danger une institution dont l’essence est la conservation de l’ordre existant, la soumission au commandement, et l’absence de plasticité zététique, d’ouverture à l’anomie et à l’invention. Cela se comprend : pour assurer la défense et la sécurité d’un pays, les qualités requises ne sont pas nécessairement celles qui régissent une démocratie de type républicain car les urgences et les lois de la guerre sont celles de rapports constants de force et de ruse.
Le populiste simplifie les problèmes réels et complexes rencontrés par les gens pour les transformer en des questions simples, donc apparemment faciles à résoudre, mais en réalité, totalement déconnectées de la réalité quotidienne des pratiques sociales et politiques réelles.
Le populisme consiste à faire croire depuis Machiavel que l’on est toujours maître des situations et que l’on protégera de façon patriarchale la veuve et l’orphelin. Il consiste donc à flatter les manques des peuples et à combler les frustrations par des gesticulations et des simulacres en donnant à penser que la gestion politique, économique, financière et technique d’un pays relève de la bonne volonté et de la belle âme bien intentionnée. Le populiste simplifie les problèmes réels et complexes rencontrés par les gens pour les transformer en des questions simples, donc apparemment faciles à résoudre, mais en réalité, totalement déconnectées de la réalité quotidienne des pratiques sociales et politiques réelles. Il est plus facile de faire la guerre à son peuple que contre des ennemis armés et puissants ; la deuxième phase de l’échec des populismes sera d’annoncer qu’il y a des ennemis de l’intérieur financés par des puissances extérieures (la cinquième colonne) et de cadenasser ainsi les libertés publiques restantes au nom du bien des populations et de la liberté elle-même. Le vice prenant les habits de la vertu dénudée ne peut cacher longtemps son impuissance : tout populisme se heurte au principe de réalité. Une armée de métier est plus efficace qu’une levée de troupe de volontaires, et le patriotisme est difficilement exigible de mercenaires dont l’intérêt ne coïncide presque jamais avec l’intérêt général du pays souverain qui les emploie. D’autant plus que c’est l’aveu direct que les forces armées régulières ne peuvent donc protéger par elles-mêmes les pays en danger et qu’elles ont besoin d’appuis privés pour renforcer leur capacité. Il y a là tout un type de questions et de problèmes que je n’aborderai pas ici ; disons, pour faire simple, qu’un populisme politique consiste essentiellement à détourner l’attention de ce qu’on fait pour inventer un tiers, plus ou moins réel, qui serait à l’origine du bien-fondé de l’action des populistes.
Dans ce type de situation, comme dit l’autre, « la preuve de l’être du pudding réside dans le fait de le manger », et il faut donc regarder les résultats : tous les populismes, dans l’histoire politique des nations et des peuples, ont toujours mené leur pays à la déroute du fait d’une tendance à ne pas analyser les conditions de son apparition et de ses déterminations. En l’occurrence, les militaires au pouvoir ne peuvent pas à la fois appliquer des logiques d’action propres à leur ADN et prévoir le développement des populations supposant pour se faire qu’elles soient libres de corps et dans leur expression quotidienne. C’est donc contradictoire que de vouloir libérer les peuples du joug terroriste en appliquant les limitations des libertés et les servitudes des tyrannies, et c’est encore plus illogique et contre-productif de livrer son territoire à des mercenaires avides de biens matériels au nom de sa libération géographique et de sa reconquête souveraine. Si le populisme est l’art de désigner une partie de la population qualifiée d’« élite illégitime et prédatrice » à la vindicte des tribunaux populaires de la doxa, alors il est certain que le populisme achèvera de qualifier les droits humains de la personne comme étant subversifs et « réactionnaires » et empêchera ainsi toute modification politique de l’ordre putschiste imposé de façon violente. D’ailleurs, il est très difficile pour les pays concernés, dirigés par des juntes, de respecter les agendas des calendriers électoraux, plus ou moins concertés avec les organisations internationales, de la remise du pouvoir aux civils : la procrastination, à supposer même qu’elle soit de bonne foi, ne fait que révéler les impossibilités d’organiser légitimement des processus légitimes de votation par des autorités illégitimes provenant de coups d’Etat eux-mêmes illégitimes et instaurant des rapports de force niant toutes légitimités démocratiques. Il y a là un cercle vicieux dont ne sort que difficilement. Si le populisme est nécessairement sophistique et doit faire avec l’illicite pour légitimer l’exercice illégitime de la force contre le droit, alors il doit s’appuyer sur un mythe ou un storytelling pour justifier l’injustifiable.
Nous retrouvons ici l’origine de la guerre informationnelle ou de la guérilla de communication : il faut alors faire déporter ailleurs le regard des populations et leur faire croire que des « aliens », autres, étrangers, envahisseurs, si possibles affublés de couleurs (blancs, jaunes ou rouges selon le lieu et l’époque) veulent contaminer la pureté des intentions des putschistes et la générosité hospitalière du peuple trompé dans ses aspirations par ces fourbes envahisseurs. Il suffit de retourner le discours et de voir que le populiste parle de lui-même quand il décrit l’ennemi du peuple. Dans la peur et la contrainte, les peuples ne produisent rien, ne s’engagent pas, ne donnent pas le meilleur d’eux-mêmes. C’est pour cela que la séparation des pouvoirs, une constitution reconnue et protégée par des institutions fortes et républicaines, une presse libre, des dirigeants démocratiquement élus, permettent de sortir de l’em- prise des passions doxiques et toxiques, des émotions dogmatiques contraires à l’organisation des rationalités administratives et politiques.
L’instauration légitime d’un régime démocratique et l’exercice protégée par des institutions légitimes d’une presse et de médias libres, validant le droit à la liberté d’expression, sont les seuls piliers capables de faire reculer avec raison et efficace le populisme.
Tout populisme est une utilisation malveillante du registre émotionnel pour diminuer la lucidité critique des sujets et faire croire que le seul salut réside dans une cohorte, une oligarchie d’hommes providentiels. Ce schéma fallacieux peut, peut-être, un temps, satisfaire le besoin d’être rassuré pour des peuples éprouvés ; le désir de vérité, de savoir, est tel dans l’Humanité que nulle contrainte de liberté ne peut s’exercer sans qu’il y ait en retour des contre-effets. C’est pourquoi l’instauration légitime d’un régime démocratique et l’exercice protégée par des institutions légitimes d’une presse et de médias libres, validant le droit à la liberté d’expression, sont les seuls piliers capables de faire reculer avec raison et efficace le populisme.
L’éducation est une façon efficace de lutter contre le populisme; elle éveille par la conscience historique instruite et le rappel rigoureux du passé aux événements tragiques qui ont fait le présent et elle nous montre alors le caractère volontariste, ingénu, maladroit et incertain des aventures autoritaires des dérives messianistes du pouvoir par les exemples et les logiques du passé ; non pas que l’histoire se répète ou qu’elle nous donne des leçons, mais elle permet de comprendre les logiques des actions hasardeuses et de reconnaitre les figures tragi-comiques des prétendus hommes providentiels. Encore une fois, il faut faire le pari de l’intelligence critique et des valeurs portées par l’humanisme éthico-philosophique des porteurs de paix et de civilisation contre la course, obscure et violente, menant à la destruction des liens qui unissent organiquement, politiquement, les populations entre elles.
Interview réalisée par Abdoul Aziz Moussa
Comments