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L’étrange dénouement du périple moderne (2/2)

Dernière mise à jour : 25 avr. 2023

Nous avions vu précédemment que le postmodernisme était un refus de toute téléologie, de l’idée même de transcendance, et partant de progrès, et que, dans ce sens, l’humanisme, comme philosophie éthique portant sur une essence de l’humanité et des fins dans l’histoire de sa réalisation comme émancipation, n’était pas compatible avec le projet du nihilisme.


Ce dernier institue au contraire l’essence comme faisceau de déterminations culturelles, idéelles, morales, sociales, historiques, scientifiques, religieuses, bref comme épistèmè permettant de comprendre les productions et les conditions de possibilités historiques (archéologiques et généalogiques) des fins de l’homme. On peut donc se demander quelle est l’éthique possible d’un anti ou d’un contre-humanisme postmoderne.


La postmodernité est prise entre, d’un côté, l’écueil de la solitude mélancolique qui viendrait de la répétition stérile de ses vanités – nouvelle Mort de Virgile (Herman Broch) – et, de l’autre, l’incessant ressassement des finitudes qui déterminent sa déchirure romantique. Une déchirure romantique qui est est à la fois interne (l’impossible unité du sujet) et externe (l’inatteignable souveraineté de la raison traversée). Dans ce cadre, la postmodernité ne peut plus opposer aux désordres du monde et aux chaos qui le bouleversent les lumineuses rationalités d’antan. Nulle théorie générale ne peut gouverner les événements ; nul langage neutre n’accordera les différends du réel du fait de la multiplication des vérités et des multiples raisons d’être plus ou moins toutes légitimes.


L’algorithme ou le retour de la mathesis universalis


L’ère du grand Pan qui régnait sur toute chose est définitivement close ; il reste que la mathesis universalis revient aujourd’hui sous la forme de l’algorithme ou de la numéritie comme vérité ontologique de la formalisation du monde sous le chef du Nombre. Cette nouvelle illusion impose une religion : celle de l’économisme comme vérité de la politique. Ainsi les Etats du monde obéissent à une logique arithmétique (souvent confondue avec une logique d’investissement) et à un calcul général des données réduites à leur expression codée et behavioriste (comme si tous les acteurs économiques fonctionnaient de manière pavlovienne aux stimuli du consumérisme mondialisé).


Le monde virtuel, les technologies de l’information et de la communication (et leurs déclinaisons dans des champs éducatifs, médiatiques, bancaires, administratifs, sécuritaires, militaires, relationnels, sociaux, etc.), les GAFAM, tendent à investir le réel et à couvrir le monde, la totalité de la noosphère en produisant une hyper-connexion généralisée, ne reconnaissant ni espace-temps, ni logique de causalité linéaire. Comme l’Inconscient freudien[1] ne connaissant ni espace chronologique, ni temps ordonné à un principe de réversibilité, et comme le postmodernisme qui vit de souvenirs et de reliques plus ou moins agencés sous formes de patchworks confortables dans son magasin mémoriel, la religion de l’économisme procède d’une dénégation ou d’une indifférence à la réalité. Aussi, le risque est grand que l’invisibilisation du discours de l’algorithme s’accommode très bien avec le relativisme culturel et l’indifférence métaphysique du postmodernisme.


Cà et là, des modes de gestion de la ressource humaine, de l’intelligence artificielle et du capital humain commencent à déshumaniser le fait social pour mieux l’assujettir à l’absolutisme des vérités mathématiques du calcul des flux et des logiques d’achat, de vente, de revente, d’investissement, de financiarisation afin d’optimiser la ressource considérée comme valeur d’échange totale. Doit-on le répéter : le calcul n’est pas l’intelligence et la première des intelligences réside encore dans l’usage de la fonction symbolique ?


Le retour à l’Idée d’un grand récit, celui du Capital ou de la Valeur marchande comme fétiche du travail ou valeur des valeurs, intervient alors que l’on croyait le monde libéré des chimères métaphysiques. Une nouvelle idolâtrie fait son apparition : celle de l’économisme ou de la réduction anthropologique du monde humain à celui de l’économie de l’investissement et de la capitalisation financiarisée. Cela ne serait rien si les contradictions entre le réel et le spéculatif n’étaient actualisées par les flux monétaires ne correspondant pas tout à fait aux valeurs émises par les bons d’échanges, plus ou moins imaginaires, des monnaies. Chaque banque centrale invente alors son dispositif de régulation (or, étalon-matières premières, circulation des marchandises, échanges monétaires, marchés des devises, régulation des crédits, plans d’ajustements structurels, etc.). Mais, l’organisationnel devient ainsi une hypostase abstraite qui soumet les peuples et la vie humaine à un ordre supranational, supra- étatique et supra-biologique qui est celui de la croissance et de la décroissance revisitées par les économies dites de marché (et qui n’en sont plus depuis que les banques régulent la circulation des monnaies et des emprunts sur les marchés publics).


L’éthique de la modernité consista dans le projet des Lumières : valoriser tout processus de connaissance et toutes les sciences afin de quitter le brouillard superstitieux et plus ou moins aliénant des religions et des faux savoirs pour émanciper le sujet afin d’en faire un citoyen autonome, critique, capable de jugement, et pouvant assumer les responsabilités de sa liberté nouvelle et de ses actions dans l’histoire. Il s’agissait alors de construire l’homme de l’homme et de donner un visage humain à son histoire en s’appuyant sur les savoirs libérés des dogmes et des croyances onto- théologiques.


L’éthique de la postmodernité requiert un autre rapport aux savoirs ; une distance par rapport aux effets des sciences et des techniques afin que la technologie (qui n’est pas la technique) et les effets biopolitiques des normes et des rationalisations par l’algorithme ne deviennent pas des façons d’animaliser l’esprit et de le robotiser au point de faire de l’ignorance une passion. Il est vrai que les TIC et les industries de masse du divertissement (déjà analysées par Broch[2] en son temps) et du loisir tendent à faire de chaque moment de vie un moment où le vivant travaille contre lui-même et sans le savoir ; les usages du numériques et l’utilisation des métadonnées qui sont générées par le fait de «se servir» du numérique, quelle que soit la manière dont on en use, envahissent le temps «libre» et l’espace privé.


Les réseaux sociaux sont des champs de consumérisme virtuel ; les navigations renseignent des tableaux de données profilant des investissements et des profils économiques possibles. Rien n’échappe à la machinerie de la calculabilité indéfinie et de la mémoire infiniment exponentialisable ; le citoyen risque alors de (re-)devenir une machine-humaine, un «outil animé» (Aristote, Politiques) à défaut d’être un humain machiné, usiné par le nombre. Dans cette dystopie qu’est notre présent, dans cette configuration épistémique de la surveillance généralisée et de la biopolitique des normes numérisées, que reste-t-il de puissance pour l’agent humain ? Où la volonté peut-elle encore manifester sa liberté propre? Comment l’individu pris dans la numéritie peut-il encore agir de façon réfléchie, rationnelle, en manifestant un être authentique et libre pouvant lui conférer une existence autre que celle d’un profil cognitif et numérique ? Comment devenir acteur dans un monde morcelé, fragmenté, postmodernisé, où le soi n’est que le maillon d’une chaîne numérique qui l’implémente et le comprend mieux qu’il ne se comprend lui-même ? Les Lumières avaient leur part d’ombre, manifestées pendant les conquêtes coloniales, les guerres mondiales et les barbaries conduites au nom de la civilisation de l’humanisme et de l’universel que guidait la raison dans l’histoire (Hegel, 1830) ; la postmodernité travaille à faire du discours un événement inutile, un élément parasite, un excès à éliminer pour parfaire le dispositif du branchement des pulsions sur les marchés économiques les plus agressifs.


Autrement dit, il s’agirait aujourd’hui de mettre à distance ce Soi qui a fait les beaux jours de la modernité et de récuser cette présence à soi qui culmine dans le narcissisme individualisé, le narcissisme de masse, permettant le fichage généralisé et le calcul numérique des profils individuels en termes de données et de métadonnées formant l’équation de nos existences, au plus proches de nos intimités, dans les interstices de nos aveux quotidiens et continus sur nos tablettes, ordinateurs, téléphones portables et autres objets connectés. L’économie du numérique est branchée sur nos vies, nos désirs, nos pulsions et nous sommes calculés autant que calculant dans ce jeu numérique où nous sommes agis autant qu’acteurs de notre réseau de déterminations directes et indirectes.


Il semble que la différence entre la modernité et la postmodernité relève d’une posture vis-à-vis de l’histoire et de la politique des vérités et des savoirs. Le moderne se veut résolument maître et conscient de son destin là où le postmoderne s’abandonne volontiers au flux de l’informatisation de sa vie et à la calculabilité rationnelle de son possible : il vit le virtuel comme une perfection ou une perfectibilité à venir. Comme si la postmodernité donnait à l’être humain la possibilité de vivre ce que l’histoire de l’humanité voulait depuis son origine et qui fut longtemps contenue dans le discours imagé et plus ou moins crypté des religions abrahamiques. La postmodernité semble susurrer, d’une manière un peu perverse, aux oreilles concupiscentes, cette formule nouvelle de la tentation : «Tu seras comme au jardin d’Eden, surtout si tu goûtes virtuellement à l’arbre de la connaissance, au fruit de son arborescence, à la pomme (déjà croquée, avant même d’être goûtée, comme le suggère le logo d’Apple) de jouvence qui te fera à la fois libre du tragique de la faute et de la transgression, et, cependant, infiniment malheureux d’en être à jamais éloigné.»


La postmodernité pourrait bien alors faire le choix de ne plus avoir à choisir pour mieux vivre son état d’hébétude dans un jardin numérique où l’artificiel du jardin n’est pas synthétique (jardin qui n’est pas naturel car construit par un Autre bienveillant et provident, Dieu le Père) ; mais, ce paradis n’est pas non plus totalement artificiel (car il y a bien des fruits charnels et sensuels sur les arbres de ce jardin) et il peut tout aussi bien proposer à l’homme et à la femme des désirs virtuels, comme ceux de ne plus croquer la pomme directement, et de ne pas prendre des plaisirs directs au corps charnel du monde humain. Mais ainsi, vivre sa vie de manière virtuelle, et faire croquer des fruits artificiels par des fantômes virtuels, hologrammes d’une humanité qui n’en est plus une, demande que l’humain abdique de son désir de connaître et de son besoin d’émancipation. D’avoir à choisir l’ignorance plutôt que le risque du péché, et vouloir vivre d’une vie qui est cependant proprement surhumaine, d’avoir dépassé la croyance en un autre monde que celui où le corps est pris dans la nasse des réseaux numériques, ces deux enjeux de la postmodernité semblent bien être ceux, très actuels, par lesquels le sens du périple occidental et du monde entier trouve son étrange dénouement.


A savoir, payer le prix de son confort par une passion d’ignorance acceptée et un recours permanent à la délégation et à la dévolution de la pensée afin de ne pas subir le tragique drame de la finitude asservie par son propre narcissisme amnésique.


[1] Freud, Métapsychologie (1915), trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, éd. Folio, n° 30, Paris, 1986.

[2] Hermann Broch, Logique d’un monde en désintégration (Logik einer zerfallender Welt, 1931) trad. Christian Bouchindhomme, éditée dans : Logique d’un monde en ruine, six essais philosophiques, éditions de l’Eclat, coll. «Philosophie imaginaire», 2005 ; et surtout la Psychologie des masses, 1959 (non disponible en français à l’heure actuelle).


BIBLIOGRAPHIE

Aristote, Les Politiques, livre 1, trad. P. Pellegrin, in Œuvres complètes, éd. Flammarion, 2014

Hermann Broch, La Mort de Virgile (1945), éd. Gallimard, 1980

Michel Foucault, Les mots et les choses, éd. Gallimard, 1966

Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, éd. Gallimard, 1969

Georg W. F. Hegel, La raison dans l’histoire, trad. K. Papaïoannou, éd. Plon, 1965

Georg W. F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit (1806), trad. B. Bourgeois, éd. Vrin, 2006

Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (1781) in Œuvres complètes, éd. Gallimard, «La Pléïade».

Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique (1787) in Œuvres complètes, op. cit..

Jean-François Lyotard, La condition post-moderne, éd. Minuit, 1975

Salim Mokaddem, Foucault. Une vie philosophique, éd. Champ social, 2014

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